Shinjuku, vingt-deux heures, probablement pas beaucoup plus. Jiro avait organisé une soirée pour présenter les nouvelles tenues d’automne de tes anciennes collègues et il t’avait invité. Tu ne savais pas trop pourquoi, d’ailleurs. Un jour, t’étais parti. Et un jour, il t’avait retrouvé. Depuis, il prenait régulièrement de tes nouvelles, veillait sur toi, souvent de loi. Parfois, tu avais l’impression que c’était ça, d’avoir un père. Mais ça ne restera qu’une impression car tu ne sauras jamais ce que c’est, en réalité.

Harajuku, 2ème étage, décor pastel, ambiance de maison de poupées. La musique était à bas volume, mais trop forte pour toi. Jiro avait terminé son discours, tes anciennes collègues, payées double pour travailler ce soir, allaient et venaient entre les tables afin de proposer des boissons à ceux qui n’étaient pas encore allés se servir au buffet. Toi, tu étais quasiment depuis le début sur un des canapés au fond, près d’une fenêtre. Tu t’y étais échoué et avait emmené une bouteille avec toi, que tu descendais sans trop t’en rendre compte.

A peine conscient de ce qu’il se passait autour de toi.

Quelqu’un vint s’installer à tes côtés. Qu’est-ce qu’il me veut encore, lui ?? Il traînait autour de toi depuis quelques dizaines de minutes. C’était l’une des seules choses que tu avais remarquée. Tu marmonnas quelque chose à son attention, incompréhensible. Tu te resservis un verre et le vidas d’une traite avant de te redresser.

Tête qui tourne.

Qu’est-ce qu’tu m’veux, toi ? Tu sors d’où ?

Hésitation.

T’existes ou pas ?

Toujours possible de faire passer ça pour une conséquence de l’alcool.

D’où il sortait, lui ? Du ventre de sa mère, abruti, il vient de te le dire. Tu tournas d’un coup la tête vers la provenance de la voix. Rien. Uuuh. Le visage renfrogné, tu reposas le regard sur lui. C’était bien la première fois que tu voyais quelqu’un dire douter de son existence sur un ton si léger.

Ignard.
Normal.
Chanceux.
Privilégié.

Et ça t’arrives souvent de discuter comme ça avec les inconnus ? T’es l... louche, toi.

Comme si c’était lui le plus louche des deux. Tu commenças à re remplir ton verre, mais t’arrêtas. Il était encore là. Ca te perturberait presque, cette présence insistante. La seul présence proche que tu percevais et qui était réelle. Enfin, apparemment. Vu que lui-même n’était pas sûr de son existence…

Tu le dévisageas quelques instants, t’attardant sur sa tenue, en parfait accord avec les lieux. Sauf que tu étais persuadé que lui, il ne travaillait pas ici. Toi, tu étais une pièce unique, ici. Tu finis par relever les yeux.

Nile P...

Un hoquet t’interrompis.

erch.

Tu descendis le regard vers ses chaussures.

Et Yumentenbo. T’as bon goût.

Tu te souvins ensuite que ce n’était pas normal pour un homme de connaître avec tant de précisions les marques de vêtements féminins. Surtout féminins à ce point.

C… C’est ma soeur qui met ça. Pas moi. Moi je suis 100% hétéro et 100% homme.

Pouffement.

L’alcool qui monte au cerveau, au plutôt les conséquences de l’alcool et de se sociabiliser.

Hm. Sa justification tenait la route. Ca commençait à faire quelques temps que ça ne t’était pas arrivé. D’avoir une justification tenant la route.

Soit-disant c’était ta maladie qui faisait ça. Mais, quelle maladie ? T’étais en parfaite santé. Physique, et mentale encore plus. Evidemment. Tout le monde était comme toi. Non, ça tu avais conscience que c’était faux. Mais tu refusais d’accepter le fait que tu sois malade et que ta dépendance aux autres ne pouvait qu’augmenter en l’absence de traitement.

Et voilà qu’il te remerciait. A croire qu’en fait, ce que tu voulais, c’était qu’il reste. Alors que non, sûrement pas. Enfin… sans réellement t’en rendre compte, tu t’enfonçais de toi-même dans la solitude. Décalage insupportable et ingérable avec les autres. Que quelqu’un vienne vers toi malgré ton comportement qu’on te reprochait souvent d’être bizarre, ça aussi c’était bizarre.

Il éclata de rire. Attira les regards. Ses mains vinrent couvrir sa bouche mais rien ne changea. Les présences invisibles se firent de plus en plus oppressantes, une ombre fila devant tes yeux. Puis il finit enfin par se calmer et tes tremblements avec, bien que plus lentement.

Ça j'y crois pas trop .

Ta perplexité se lisait dans tes yeux. L’un plissé, l’autre grand ouvert et le sourcil levé. L’espace d’un instant, tu te demandas si une fille aurait ressenti quelque chose face à ce regard si insistant. Tu ressentais quelque chose, mais bien trop profondément pour savoir ce que c’était. Sûrement de la fatigue. Tu avais perdu l’habitude de faire la discussion si longtemps, alcoolisé, sans réel sujet dont parler.

Y a pas plus hétéro que moi, t’insinues quoi ? On est à mille lieues vestimentairement parlant, je te rappelle.

Baggy, t-shirt noir, chemises à carreaux noirs et rouges, stan smith. On-ne-peut-plus banal. Même si dans le fond, tu rêverais de sortir habillé comme lui. Tu l’avais repris sur ton orientation sexuelle qu’il assumait sans motif. Par contre, ce qui concernait ton genre, même si tu ne savais pas s’il l’assumait également, tu n’avais rien dit. Peut-être car au fond, ta conscience savait qu’il n’y avait rien à corriger.

Tu terminas de remplir ton verre et le lui tendis.

Tiens, ça ne te fera pas de mal. Ca t’empêchera de… de...

Erreur système.

De… de continuer à délirer, là.