Tsuneyoshi est un fils de pute. Littéralement. Et lorsque ces mots décrivent de manière si cruelle mais si vraie la nature de quelqu'un, à quel futur est destiné la personne désignée ?

C'était la question qu'il s'était toujours posée, qu'il se posait encore, alors que ses yeux sans expression fixaient ce corps inerte devant lui. Un filet de sang s'échappait de la bouche entrouverte de Jin Ki, une expression de surprise immortaliserait pour toujours ses traits. Tsuneyoshi avait réagi par instinct. Des années de brimades, d'intimidation, de moqueries lui avaient donné la force de porter le coup fatal. Cette batte de baseball avec laquelle il aimait jouer près du fleuve en compagnie de Satoshi. Un vieux morceau de bois abîmé. Pas assez pour s'abattre sur la nuque de son aîné et de lui briser la nuque. Un coup net, précis. Si Satoshi l'avait vu ! Jamais une balle n'avait aussi bien trouvé sa trajectoire.

C'était le grincement du parquet qui l'avait tiré de ses pensées. Avec autorité, il avait ordonné à Shizuna de ne pas entrer, malgré les sanglots étouffés qui lui parvenaient. Elle ne devait pas voir ça. Même si Jin Ki lui avait infligé les mêmes sévices, elle était encore si pure, si douce et aimante. Tsuneyoshi, lui, voyait son innocence s'échapper pour de bon. Il avait tué un homme. Son demi-frère qui le restait malgré l'habitude que ce dernier avait toujours à le rabaisser et le traiter d'idiot. Une vague nauséeuse l'obligea à s'asseoir. Penché en avant, il luttait contre l'envie de vider le contenu de son estomac à côté du corps sans vie de Jin Ki. Les pleurs étouffés de Shizuna lui parvenaient encore, de la chambre. Les murs étaient si fins. Tsuneyoshi réalisa à quel point il détestait cet appartement. Pas étonnant qu'il ait toujours tout fait pour traîner dehors, à rêver d'être un astronaute. Un héros spatial qui parlait aux baleines volantes. Aujourd'hui il réalisait, il ne serait sûrement qu'un bon à rien pour le reste de sa vie.

Satoshi n'avait pas hurlé, ne l'avait pas livré à la police. Avec un calme admirable et effrayant, il avait pris les dispositions pour faire disparaître le corps, avec l'aide d'un Tsuneyoshi ahuri. Ils ne diraient à Shizuna. C'était un accident, elle devait y croire. Tous les trois pourraient toujours témoigner de la violence de leur aîné, qui de toute façon s'était déjà fait sa propre réputation. Et du mieux qu'il le put, Tsuneyoshi s'était efforcé de croire lui-même à cette version. Un simple accident. Il défendait sa sœur. Jamais plus il ne devrait avouer de vive voix qu'il avait toujours eu envie de faire ça. Débarrasser leur vie de ce frère trop violent. Il devait réprimer cette envie de sourire, quand il réalisait qu'il avait réussi. Il avait tué un homme, certes. Mais c'était pour le bien de tous. Personne ne le pleurait, de toute façon.

A dix-sept ans, Tsuneyoshi foule le sol japonais, et bizarrement, il se sent comme chez lui. Le pays de son géniteur et celui de Satoshi, celui de Shizuna dans leur cœur. Chez eux, lui veut y croire. Recommencer une nouvelle vie, essayer au mieux de trouver leur place. Les travailleurs sociaux s'interrogent sur les capacités de l'aîné à s'occuper de son frère et de sa sœur, mais ceux-ci montraient une image exemplaire. Ce n'était pas très difficile, Tsune l'admire toujours autant. Même s'il fait sa petite crise d'adolescence, s'il traîne dehors et ne souhaite pas continuer ses études une fois son diplôme de fin d'études miraculeusement obtenu.

Il a des rêves des pleins la tête, les yeux levés vers les étoiles quand lui-même rêve d'en devenir une. Un mannequin, même si Jin Ki ne cessait de lui répéter qu'il était laid et que jamais personne ne l'aimerait, même s'il niait le fait que ces mots s'étaient définitivement gravés dans son cœur. Tsuneyoshi rêve qu'on l'aime, qu'on l'admire. Qu'on le remarque. L'université, très peu pour lui. En secret, il cherche à percer dans le monde du mannequinat, enchaînant les petits boulots ridicules et sous-payés pour aider son frère, vivant toujours avec lui dans un appartement minuscule et mal situé. Tant qu'il y avait Satoshi et Shizuna près de lui, il se sent capable de tout supporter. Trois ans qu'il marche parmi les anonymes de Tokyo, le cœur toujours gonflé d'espoir de sortir du lot. Qu'un jour, on le reconnaisse, qu'on l'aime. Mais pour le moment, il doit réajuster sa casquette, jeter sa cigarette, et reprendre le boulot. « Sortez couvert ! » Bande de tocards.